Faire sa part
Par Delphine Dauphin
Peut-être connaissez-vous la fable du colibri, fable amérindienne rendue célèbre par le paysan philosophe Pierre Rabhi : « Un jour, » dit la légende, « il y eut un immense incendie de forêt. Tous les animaux terrifiés, atterrés, observaient impuissants le désastre. Seul le petit colibri s'activait, allant chercher quelques gouttes avec son bec pour les jeter sur le feu ». Après un moment, le tatou, agacé par cette agitation dérisoire, lui dit : « Colibri ! Tu n'es pas fou ? Ce n'est pas avec ces gouttes d'eau que tu vas éteindre le feu ! » Et le colibri lui répondit : « Je le sais, mais je fais ma part. »
Faire sa part, oui. Mais ne vous êtes-vous jamais demandé quelle était justement votre part ? Dans une situation donnée, ne vous êtes-vous jamais demandé si vous en faisiez assez ? Ou au contraire trop ?
La philosophie déterministe, scientifique et athée, très largement répandue dans notre société moderne occidentale, nous apprend à ne compter que sur nous, que sur notre propre action, notre seule part. Évoluer en dehors de la Foi, c'est certes échapper au dogmatisme des religions et peut-être à une forme de fatalisme ou d'arbitraire, mais c'est aussi se priver du soutien du Ciel et de la Terre, et par là même d'une certaine confiance en la Vie.
Nier la présence de quelque chose de plus grand que soi, d'une Intelligence cosmique qui régirait l'univers, c'est aussi se maintenir dans une illusion de toute-puissance et entretenir une vision hyper-rationnelle de l'existence. Si Dieu n'existe pas, si les lois du karma n'existent pas, etc., alors chacun est potentiellement libre et capable de faire tout ce qu'il veut si tant est qu'il déploie les efforts adéquats et suffisants pour atteindre ses objectifs. C'est une philosophie optimiste, courageuse, volontaire mais dure, car quand les résultats obtenus ne sont pas ceux escomptés, on ne peut s'en prendre qu'à soi, à son manque de zèle ou à sa bêtise... et redoubler d'efforts. Mais est-ce si simple (ou si compliqué justement) ?
Prenons la situation dans l'autre sens et au lieu de partir de l'action mise en œuvre, partons du résultat. Pour ce faire, prenons un exemple, celui d'un tir à l'arc. Lorsqu'un archer tire et atteint la cible en son centre (ou non), quelle est la part qui lui revient dans ce résultat ? Il y a bien sûr son entraînement, sa préparation, le choix et la vérification de son matériel, sa concentration au moment du tir et d'autres paramètres encore. Mais le matériel peut toujours casser malgré une vérification méticuleuse, la flèche être déviée par une bourrasque inattendue, le tireur déconcentré par un mouvement de son environnement ou par une pensée. Dans quelle mesure est-ce le hasard — « ce chemin qu'emprunte Dieu quand il veut rester anonyme », pour paraphraser Einstein — qui intervient ? Combien de champions ont vu leurs efforts se montrer vains suite à une blessure imprévisible, une météo capricieuse, un contretemps malvenu ? Sans même être champion, combien de fois chacun d'entre nous a-t-il vu la chance ou la malchance modifier ses plans pourtant si bien préparés ? Bien sûr, il est toujours possible d'augmenter notre part de contrôle sur les événements, vérifier plus de paramètres pour que le résultat soit plus certain, plus prévisible. Mais jusqu'à quelle limite ? Dans quelle mesure ne nous leurrons-nous pas ? Dans quelle mesure Dieu, le hasard, l'Inconscient, le Karma, ne jouent-ils pas leur part, et le surplus d'efforts n'est-il pas vain ? Vain, vanité, vaniteux... L'Homme moderne ne serait-il pas vaniteux quand il croit pouvoir tout contrôler ? Ne s'illusionne-t-il pas ? Illusion de toute-puissance évoquée précédemment.
Car on voit que le hasard a sa part et que ce hasard se manifeste (en partie) à travers les autres. Les autres, ce sont le fabricant de l'arc sans lequel la précision du tir n'aurait pas été possible et tous ceux qui en amont ont contribué au savoir-faire de ce fabricant et la qualité même du matériau choisi. Les autres, ce sont de la même manière le fabricant de la flèche, de la cible etc. Les autres, ce sont aussi les circonstances dans la vie de l'archer qui ont mené celui-ci d'abord à pratiquer la discipline, à l'apprécier, puis à l'approfondir ; les conditions qui lui ont permis de suivre cet apprentissage : le copain sympa avec qui l'archer enfant a eu envie de pratiquer une activité, l'entraîneur qui a su le captiver, les parents qui ont financé les cours et prodigué des encouragements, les adversaires rencontrés qui ont attisé sa combattivité... Tous et d'autres encore ont apporté leur contribution à la réussite de ce tir, et en regardant ainsi se tisser le maillage serré de l'ensemble des acteurs et des conditions qu'il a fallu réunir pour réussir ce tir, la part de l'archer ne semble plus si grande.
L'homme moderne est fier de clamer sa liberté et son habileté à construire son existence selon son bon vouloir, sans avoir conscience de l'ensemble des conditions qui ont préalablement été harmonieusement réunies pour qu'il puisse jouir de cette liberté et mettre en œuvre cette habileté : conditions matérielles, techniques, historiques, culturelles, éducationnelles, émotionnelles... Alors est-il si libre et si habile ?
Loin l'idée de tomber dans un fatalisme archaïque qui consisterait à s'en remettre en tout et pour tout à la Divine Providence ou à croire en une destinée entièrement écrite à l'avance. Ce serait tomber dans l'excès inverse que d'être dans une attitude entièrement passive où la seule « action » serait la prière et le seul espoir l'action divine. Des générations d'obscurantisme religieux (et aussi politique) ont trop longtemps usé de cette croyance pour maintenir les foules dans la docilité. Ainsi, rendons grâce aux scientifiques et humanistes de la Renaissance, puis des Lumières, qui ont permis l'émergence de plus de rationalité et ont restitué à l'Homme la part de liberté que Dieu lui a donnée.
L'idée avancée est plutôt celle d'équilibre et d'humilité : faire sa part en ayant conscience que c'est une condition nécessaire mais non suffisante. Faire sa part et avoir conscience qu'il existe aussi une autre part qui ne nous appartient pas. Une autre part qui n'est pas fatalité mais espoir et foi en la Providence. Espoir car si le colibri pensait en fataliste (ou en homme moderne hyper-rationnel et athée), il penserait en fait comme le tatou : ce n'est pas avec ces quelques gouttes d'eau qu'il va éteindre le feu. Et nous-mêmes, combien de fois nous sommes-nous censurés devant le caractère dérisoire de notre action ? Combien de fois n'avons-nous même pas essayé (ou si peu), parce qu'un tatou au fond de nous nous disait que ce n'était pas possible, qu'on n'y arriverait jamais, que cela ne servait à rien ? A quoi bon ?
Prenons l'exemple d'un sujet cher à la Tradition rosicrucienne : l'écologie. Combien de personnes préfèrent rester dans leurs habitudes plutôt que d'essayer d'acquérir, progressivement, quelques gestes plus respectueux de la nature, jugeant leur action inutile face aux excès des plus puissants ? Pourtant, qui aurait imaginé il y a seulement quelques années que, par exemple, la Chine réduirait ses centrales au charbon ? Plus près de nous, dans nos organisations, dans nos sphères familiales, combien de fois avons-nous tenu le rôle qui était attendu de nous alors qu'une action plus juste à nos yeux nous était suggérée de l'intérieur ? Mais simultanément, une autre voix nous disait que cela ne servait à rien, qu'on ne serait pas entendu, que « c'est comme ça depuis des années, alors ce n'est pas aujourd'hui que ça va changer »...
À quoi bon faire sa part ?
Et pourquoi pas ? Faire sa part, toute sa part et uniquement sa part. Toute sa part, même celle que l'on n'a pas envie de faire ou le courage de faire. Uniquement sa part, sans empiéter sur celle des autres, car il est tout aussi faux de faire la part de l'autre que de ne pas faire la sienne. Le chemin de l'enfer est pavé de bonnes intentions, et ce sont souvent ces bonnes intentions qui nous conduisent à agir au-delà de nos prérogatives : pour aider, « pour que ce soit bien fait », nous faisons à la place de l'autre, parfois aussi pour nous rassurer, dans une volonté pas toujours consciente de contrôler la situation.
Or, rester à sa place, c'est bien sûr respecter l'autre ; c'est aussi laisser au Cosmique de la place pour agir. Car c'est dans ces interstices, ces creux, ces silences que le Cosmique vient se loger. C'est dans l'ennui que l'idée lumineuse surgit, dans la flânerie que la rencontre se fait, dans l'imprévu que la nouveauté se manifeste. Laisser des vides pour laisser le Ciel nous faire Ses propositions. Dans son orgueil à vouloir tout contrôler, l'Homme moderne ne se rend pas compte qu'il « empêche » parfois l'Univers d'agir. L'action, c'est aller chercher mais c'est aussi laisser venir. Dans la Genèse elle-même, il est dit que Dieu a mis sept jours pour créer le monde et pourtant qu'a-t-il fait le septième jour ? Il s'est reposé. La Bible aurait pu réduire la Genèse à six jours mais non, elle a inscrit ce septième jour de repos, cette part de rien comme une invitation pour l'Homme à garder une part de retenue, d'humilité dans toute action qu'il entreprend.
Une part de retenue, d'humilité mais aussi de confiance. « Aide-toi et le Ciel t'aidera. » L'athée pourra y voir une manière polie de l'inciter à se débrouiller tout seul. Le mystique le recevra comme une invitation à faire confiance à la Vie, à Dieu, au Cosmique, à quelque chose de bien plus grand et bien plus puissant que lui ; tellement plus grand et tellement plus puissant qu'il ne peut même pas imaginer ce qu'Il est capable de mettre en œuvre pour l'aider.
Dans le film « Indiana Jones et la dernière croisade », Indiana Jones, chevalier moderne à la quête du Graal, doit franchir une troisième épreuve : le saut du lion. Face au précipice qui s'ouvre devant lui et le sépare de la salle du Graal, dans une foi totale en Dieu, il fait un pas dans le vide apparent... et découvre alors sous ses pieds une passerelle que des effets d'optique avaient rendue jusque-là invisible. Cette séquence illustre exactement la confiance évoquée ici. Avoir la Foi, c'est faire le premier pas en sachant que le Cosmique (Dieu, la Vie...) fera le second ; faire sa part et laisser le Cosmique faire la sienne. Faire sa part, aussi dérisoire soit-elle : ne plus être dans l'euphorie de la toute-puissance ni dans le découragement de l'impuissance, tous deux illusoires.
Dans la Tradition rosicrucienne, l'expérience de visualisation créatrice dans son protocole pose aussi cette question de la part : avons-nous fait notre part ? Puis elle pose la question de la justesse: est-ce que ce que nous demandons est juste ? Juste pour nous, juste pour les autres. Enfin elle invite à visualiser avec confiance l'atteinte de l'objectif souhaité sans se soucier du comment, qui est la part du Cosmique. Si nous faisons notre part et si notre demande est juste, alors le Cosmique fera la sienne.
Apparaît alors la notion de justesse. Il n'est plus question seulement de quantité (de part) mais de qualité, une qualité de cœur. Fermer un temps son cerveau et son raisonnement incessant et ouvrir son cœur. Ouvrir son coeur et ressentir ; car l'information du cœur ne se perçoit pas avec la tête mais avec le corps : une chaleur, un relâchement des tensions, un sourire intérieur qui monte jusqu'au visage ou toute autre sensation agréable propre à chacun. Quand l'action est juste, on peut ressentir une joie jaillir à l'intérieur de sa poitrine et diffuser une chaleur, un relâchement dans tout son corps ou une sensation plaisante, précise et localisée que l'on apprend à reconnaître comme un signe. On peut se sentir à la fois petit et puissant, sans antagonisme ni paradoxe. On peut ressentir si fort l'amour qu'on devient cet amour, être comme habité et porté par une douceur subtile et délicate qui modifie le regard, les pensées, les mots, les actes. Tout est différent et semble plus vrai, plus juste.
Si on se laisse ainsi porter par cette confiance légère et joyeuse, la magie [l'âme agit] opère et l'unité intérieure (re)trouvée se projette à l'extérieur rendant la réalité plus fluide. La flèche atteint le centre de la cible avec une facilité déconcertante. Les capacités sont décuplées comme si ce n'était plus nous qui faisions les choses mais les choses qui se faisaient toutes seules à travers nous. Le cœur, c'est la porte vers Dieu. L'ouvrir, c'est se laisser pénétrer de Son omniprésence, de Son omniscience et de Son omnipotence, Lui laisser nous offrir d'autres possibles et Le laisser agir par-delà nous.
Apprendre à écouter notre maître intérieur comme l'enseignent certaines voies initiatiques, c'est aussi apprendre à ressentir cette action juste propre à chacun de nous ; apprendre à découvrir les sensations physiques qui nous indiquent, au-delà de nos analyses et jugements, si nous sommes dans le vrai et le bon ; apprendre à ouvrir notre cœur et oser suivre ses instructions.
Comme souvent sur le chemin mystique, la vérité est finalement dans l'équilibre : équilibre entre l'actif et le passif, le « aller-chercher » et le « laisser-venir »; équilibre entre le mental et l'émotionnel. Il est un temps pour l'analyse, le raisonnement, l'évaluation quantitative et rationnelle du pour et du contre ; il est ensuite un temps de pause, de réceptivité, de ressenti, pour entendre l'élan du cœur, cet enthousiasme qui nous projette une information, nous indique la voie à suivre. Cet équilibre pourrait alors se résumer ainsi : « Analyser avec la tête mais décider et agir avec le cœur. »
Pour conclure, il est dit plus haut que dans son orgueil à vouloir tout contrôler, l'Homme empêche parfois le Cosmique d'agir. Mais n'est-ce pas encore orgueilleux que de penser que l'Homme a la capacité d'empêcher le Cosmique d'agir ? N'est-il pas seulement réduit — au mieux — à Le forcer à prendre d'autres voies ? Et n'est-ce pas là la différence ténue entre liberté et libre arbitre ?
Si l'on s'ouvre à la présence de Dieu en nous et que l'on acquiert la Foi, c'est-à-dire la conviction par l'expérience vivante de Sa Puissance, quelle part de liberté reste-t-il à l'Homme au final ? Nous pouvons voir Dieu agir en nous quand nous y sommes réceptifs, mais n'est-ce pas lui aussi qui agit quand nous nous pensons être acteur et actif ?
Cette perspective pourrait être effrayante de prime abord, surtout pour l'Homme moderne tant attaché à sa liberté (quel beau paradoxe d'ailleurs qu'être attaché à sa liberté). Elle est au contraire rassurante, car elle ouvre la voie d'une grande humilité. Une humilité qui, au-delà du raisonnable et du sensible, de l'action ou de l'accueil, nous donnerait ce courage qui nous manque si souvent d'écouter simplement notre Maître intérieur, et ce avec joie, confiance et sérénité.
Revue Rose+Croix - Automne 2020
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